Il était une fois le chat Grisette

Quelque part sur la terre, tout près de Paris… Paris qui serait plus sympa et plus belle si elle brillait moins, sans toutes ces lumières allumées la nuit qui font tourner les réacteurs nucléaires sans utilité, et participent à la pollution lumineuse.

Il était une fois, une maison qui n’était pas une maison mais qui était considérée comme telle car il y faisait bon vivre. Ce jour là, un jardin la prolongeait d’une odeur de roses et de mauves.
Nous, c’est-à-dire moi, Grisette, et ma bande à quatre pattes poilues, l’appelions « Le jardin des Daines » car y passent parfois quelques fées… et comme tout le monde le sait, les Daines ne sont pas les femelles des Daims mais une variété de Sorcières ou de « Sœurcières », comme nous le ferait remarquer à juste titre, Typhaine D.
Et dans ces petits jardins, nous les quatre pattes, on y vaque de-ci de-là, on y dort, s’y chamaille, joue, mange… les fées ont l’œil sur les hôtes (on doit partager gite et couvert avec les deux pattes à plumes) en nous laissant totalement libres, la vraie vie quoi.

Je vous raconte mon histoire, du moins celle dont je me souviens car j’ai un peu perdu la tête suite à un choc violent, en traversant la rue un soir alors que je cherchais pitance. Je passe par le site de Catherine et Dinou car il n’existe pas de maison d’édition pour nous les quatre pattes et notre langage est différent des terriens.

Un jour quelconque, mais pas pour moi, j’étais arrivée en titubant dans la cave de la maison du coin. Culbutée par un chauffard qui frissonnait de rouler très vite (je conjugue au masculin par souci de fidélité des statistiques), je cherchais un endroit pour me réfugier.

Pendant un certain temps, personne ne pouvait me toucher car je souffrais trop et devenais agressive quand on m’approchait… alors on me laissa tranquille tout en veillant sur moi. Avec de l’eau, de la nourriture et de la chaleur humaine, les trois conditions étaient réunies pour que la vie reprenne le dessus…Ce qui m’allait bien car je n’étais pas prête pour partir dans une autre dimension.
J’entendais les humains raconter tant de choses sur cet au-delà qu’il m’était impossible de me faire une opinion. Je verrai bien quand j’y serai, me disais-je et vu l’incertitude, je n’étais pas pressée et profitais au mieux de mon temps.

Un jour arriva où je fus suffisamment remise sur pattes pour prendre l’air et visiter les environs du lieu de ma convalescence. C’est à cette occasion que je découvris qu’il existait plusieurs jardins autour.
« Allons y faire un tour car j’entends des Daines parler aux quatre pattes à coté » me dis-je. Je connaissais déjà ces loubards qui me rendaient visite parfois dans la cave en m’observant. Vu mon état, ils faisaient une drôle de tronche mais avaient la délicatesse de me sentir de loin pour ne point m’importuner.
Notez que nous, les animaux, avons nos cinq sens très développés. Il ne nous manque pas la parole, comme le disent parfois à tort les grandes pattes qui ont souvent des problèmes de communication. Nous comprenons beaucoup de choses à travers nos sens et nous communiquons avec qui veut bien dialoguer avec nous. Il est des espèces de chez nous qui comprennent même la langue des signes.

Je commençai mon inspection des lieux par quelques exercices comme m’étirer les pattes ou me faire un peu de toilette. Je découvrais le quartier en programmant différentes étapes chaque jour.
Chemin faisant, j’y rencontrai des demi-quatre-pattes avec des plumes, dont l’une avait l’air de m’avoir dans le bec. Elle me regardait d’un seul œil, sans doute car je marchais un peu de travers, l’arrière-train un peu « à l’ouest » suite au choc de la voiture.

Après mes plaies cicatrisées, je repris assez de force pour suivre mes potes : Frédo, Gridule, Léon, Dépenaillou (nous l’avions nommé ainsi à l’époque car il était arrivé tout maigrichon et blessé lui aussi, mais maintenant ho là là, il en impose avec sa grosse touffe de lion, Peuchère !), les jumeaux rouquins et leur mère trois couleurs, Mimine, qui clame à qui veut l’entendre : « Oui ce sont mes enfants et j’en suis fière car je les ai élevés seule. Je suis allée accoucher dans le chantier d’à coté, puisque le garage dans lequel je vivais a été démoli. Et dès mes petits sevrés, j’ai pris ces deux petites boules poilues dans ma gueule et les ai déposé en cadeau dans les « jardins des Daines ». Et j’aime me frotter à mon beau Dépenaillou, le père de mes deux enfants, enfin, je crois, car je n’ai plus toute ma tête quand vient le printemps ».

Et voilà, je suivais la joyeuse bande en goguette dans le quartier, surtout la nuit, car nous avions le quartier tranquille et je vous dis pas les circuits que nous faisions. Il arrive que les grandes pattes soient violentes avec nous quand nous les croisons, sans que nous comprenions pourquoi, mais nous gardons tout en mémoire. Heureusement, des grandes pattes et des associations prennent notre défense, il y a tant d’abus, et nous les remercions de vouloir nous rendre la vie heureuse.

Je vécus de cette façon un peu marginale qui me plaisait bien, pendant deux ou trois ans (à l’échelle terrienne, car pour moi, ce temps équivaut à une bonne vingtaine d’années). Dans plusieurs endroits, j’avais à disposition des couchettes avec options pour les étages, de la nourriture et de l’eau à disposition. Je me laissais bercer par le chant des oiseaux et des tourterelles, et j’écoutais les enfants jouer… de loin. J’entendais les poules qui alertaient tout le quartier quand un œuf tombait dans leur paille ! J’avais appris entre temps que ces demi-quatre-pattes qui nous regardaient d’un seul œil, se nomment ainsi. Je gambadais à travers les herbes et les arbustes, bercée par les odeurs colorées du printemps et je me roulais avec délice sur la terre chaude …

Et puis un jour j’ai senti que je m’affaiblissais et j’ai du renoncer à mes longues promenades. J’élus domicile dans le jardin le plus calme et c’est ainsi que j’attirai l’attention de mes hôtes. Pour me laisser manger à mon rythme, mes repas étaient servis à part. Mes potes, cette bande de fêtards, qui n’avaient pas appris les bonnes manières, venaient sans vergogne manger dans toutes les gamelles, dont la mienne malgré mes grognements pour les éloigner.

A plusieurs reprises, je m’étais déjà aventurée dans la maison de ce jardin quand la porte en restait ouverte pour m’y inviter. Alors je visitais les lieux en m’attardant de plus en plus chaque fois. J’avais repéré la salle de bain, mais il n’y avait pas de bac à litière comme dans la maison d’autrefois.

Ah, c’était bien plus petit que la demeure dans laquelle j’avais grandi ! Auparavant je vivais dans la grande maison située un peu plus loin, mais la dernière humaine qui prenait soin de moi avait disparu un jour, sans me dire au revoir. Un soir, alors que je rentrais de mon petit tour de jardin, je trouvai porte close. J’attendis plusieurs jours en dormant sur le palier mais personne ne vint et je n’entendis plus jamais le moteur de la voiture que je reconnaissais de loin.
Bien sûr, j’eus de la peine et j’étais un peu effrayée de me retrouver seule sans savoir où aller. Si je suis restée en vie, c’est grâce au voisinage qui m’a nourri, ou à quelques pitances trouvées dans les poubelles…jusqu’au jour, où un chauffard me percuta violemment l’arrière train, par une nuit claire de lune où je traversais la rue en regardant mon ombre au sol. Je restai un bon moment assommée sur le côté de la rue, sans secours et j’ai dû m’endormir pour calmer la douleur trop forte.
Les humains n’ont plus le temps, on ne s’arrête plus désormais. A force de courir, ils courent de plus en plus vite et parfois ils ne se rappellent même plus après quoi ils courent. Y’en a même qui recherchent le temps perdu ! Mais comment peut-on chercher un temps qui est perdu sans en perdre davantage ! ? Ils sont vraiment bizarres les humains. Pour nous, les animaux, le temps n’est pas une question car nous vivons pleinement le temps présent, comme les enfants. Je pense que nous avons quelques degrés de plus d’intelligence que les humains, et je ne suis pas la seule à le penser : depuis que je fréquente les quatre pattes du quartier, je l’ai souvent entendu de leur part. C’est pour cela que nous avons l’allure fière.

Des souvenirs de mon enfance me reviennent parfois.
Ah la vaisselle de sortie lorsque mes logeurs recevaient du « beau monde » et « elle vient de Limoges » précisaient-ils. « Nous sommes des gens de la Haute », se plaisaient-ils à dire en passant le plus obscur de leur temps, à se persuader qu’ils devaient être supérieurs aux autres devant leurs miroirs menteurs. Sans souci de balancer des mots méprisants au passage, pour montrer leur virilité disaient-ils !
Les « autres » c’est-à-dire les moins riches, les pas riches du tout même, les sans super-montre, les sans-dents (on dit qu’ils auraient pris ces expressions d’anciens Présidents, comment est-ce possible ? ! En plus, j’avais compris « les cent dents » et je me demandais quelle hauteur pouvait avoir les quatre-pattes avec cent dents) et les sans chemise-blanche-costard-cravate, ceux qui n’avaient pas compris qu’il fallait traverser la rue pour trouver du travail !
Mes logeurs répétaient souvent  » L’argent, ce n’est pas un problème mais plus on en a, mieux ça va » et je comprenais qu’ils devaient en avoir beaucoup, car ça festoyait parfois comme dans un palais. Je n’aimais pas trop ces jours là : les grandes pattes trop bruyantes et agitées, me bousculaient quand je passais à travers leur forêt de pattes sans aucune délicatesse. En revanche, je ne manquais pas de saisir l’opportunité de cette abondance, pour chiper quelques douceurs.

Les humains des maisons avoisinantes n’avaient pas le même discours, il était souvent question de « faim de mois difficile » et je remarquais bien que leurs poubelles étaient beaucoup moins garnies. Malgré tout, il y avait toujours un petit bout de fromage pour moi quand je passais. Et quand ils parlaient de ma maison, ils évoquaient des « tours d’ivoire » que je n’ai d’ailleurs jamais trouvées.
J’étais habituée à cette vie de luxe, je n’y voyais pas d’inconvénients, du moment que ma gamelle restait pleine.
C’est après que la vie devint plus difficile mais néanmoins enivrante et instructive pour moi.

Un jour dans la rue, je croisai un groupe habillé de vestes jaunes fluo. Décidément ces humains avaient de drôles de manière de se vêtir ! Était- ce un moyen de ne pas se faire culbuter par les voitures !? J’entendis qu’ils n’étaient pas contents et « qu’il faudrait sans doute refaire 1789 car en haut, on oubliait le peuple d’en bas depuis un peu trop longtemps ».
D’apprendre qu’il pouvait exister un peuple du haut et un peuple du bas me pose encore question.

Mais je m’égare. Revenons à ma nouvelle vie après l’accident.
Je visitais parfois l’appartement et je repartais dans les jardins où désormais je demeurais en savourant le grand plaisir d’errer en toute liberté .

Et puis le froid est arrivé avec l’hiver. Mon arrière train devenait douloureux et je me sentais de plus en plus faible.
Alors un jour,  je suis allée gratter à la porte des Daines. On me tint un discours dont je n’avais que faire « que l’on souffrait trop en les voyant partir … » mais il ne me fut pas difficile de leur faire comprendre la nécessité de me laisser m’installer.
A peine rentrée, je filai direct m’asseoir sur le fauteuil déjà repéré lors de mes visites.
Je passai plusieurs mois (toujours à l’échelle humaine) dans cette nouvelle demeure. J’eus même droit à un voyage où je retrouva les plaisirs de rouler en voiture. Les odeurs de fleurs dans cet endroit étaient différentes et puissantes. J’en ai encore parfois le souvenir quand je m’endors.

Les jours se suivirent et ne se ressemblaient pas car il y avait toujours une petite dose d’amour et de tendresse à partager.
Un jour les Daines m’emmenèrent dans une boite grillagée. Je sentais leur inquiétude monter « à cause de mon poids qui diminuait sans raison ».
Arrivée dans la salle d’attente, elles me parlaient comme à une enfant pour me rassurer, ça m’énervait car j’approche les 75 ans et j’ai déjà surmonté des trucs dingues ! J’avais un peu la honte devant les autres quatre pattes qui attendaient dans leur cage en me regardant.
Un moment, je sentis la cage s’élever et je me retrouvai sur une table où une femme se mit à me palper !!! On ne me l’avait jamais fait ainsi mais comme je n’avais pas mal et que je n’étais pas seule, je me laissai faire en confiance.
« J’étais anémiée, sans raison apparente, malgré les jours de vacances et tous ces petits plats, il était inquiétant de perdre autant de poids », leur disait la bienveillante dame. Je remarquai leurs expressions interrogatives alors que je savais déjà beaucoup de choses ! N’étais-je point venue gratter à la porte ?

Les jours qui suivirent, les Daines cherchèrent la grande demeure où j’avais vécu auparavant afin d’informer mes ex-hôtes de mon état de santé. En vain et je le savais : la demeure avait été rasée pour faire place à un immeuble qui s’élevait un peu plus haut chaque jour, recouvrant de béton le beau jardin qui sentait si bon les roses autrefois. C’était là que je croisais parfois Mimine qui allaitait ses deux petits rouquins dans un coin du chantier, et qui n’arrêtait pas d’aller et venir pour les protéger. Quel courage !

Ah ! J’oubliais un détail : la vétérinaire (j’ai lu son nom sur la plaque en sortant) a découvert que j’étais un mâle et non une femelle… mais il a été convenu de continuer à m’appeler Grisette et ça me va bien car c’est plus gai que Grisou.
Comme nous a dit la véto à ce sujet, « nous sommes quand même en 2019 non ? ». Et ça nous a bien plu de l’entendre.

Chez la vétérinaire, j’avais entendu  » nous voilà dans une mission temporaire délibérément choisie de prendre soin de Mr Grisette qui nous joue des prolongations avant le grand départ », pensant que je ne comprendrais que couic de leur langage alambiqué. Mais j’avais entendu « grosseur dans le Colon » et même si je ne sais pas situer Colon, je compris que c’était du sérieux.

Je vécus ainsi encore quelque temps, entouré de d’attentions particulières. Plus les jours passaient, moins j’arrivais à marcher jusqu’à ma litière dans la salle de bain, ce qui leur causait de la peine mais suscitait de la colère de ma part.
Un jour, alors que ma litière avait été déplacée à proximité de mon panier, je suis allé faire mes besoins dans le bac à douche pour montrer que j’avais quand même ma fierté ! Cet acte de résistance me permit de revoir très vite mon bac au même endroit qu’auparavant, même si je mettais trois fois plus de temps à faire ce chemin, j’y arrivais assez souvent.
Par deux fois, devant mon état plus qu’affaibli, la vétérinaire avait été prévenue de notre visite. Mais les lendemains, je repartais marcher, un peu château branlant, certes, mais de pattes vaillantes et vacillantes, m’adossant aux murs et aux meubles afin de reprendre ma respiration avant de refaire un ou deux pas. Je m’aventurais même parfois dans le jardin quand j’avais un regain d’énergie mais il me fallait de l’aide pour pouvoir remonter les marches.

Une semaine après, mes fées m’ont emmené et je sentais que l’ambiance n’était pas à la fête. Il est vrai que je commençais à souffrir et je ne pouvais plus faire comme si tout allait bien car mes pattes partaient parfois sur le côté.
Allongé sur la table de la vétérinaire sur laquelle était posée une nappe blanche en mon honneur, j’avais perdu toutes mes forces. J’ai compris que le moment du grand départ était arrivé. La dame si gentille me fit une piqûre « pour m’endormir » m’avait-elle dit, mon œil !
Et je m’éloignai ainsi doucement pendant que je sentais leurs mains aimantes à travers ma fourrure.
Et puis les voix sont devenues de plus en plus lointaines, se sont tues et j’ai basculé dans une autre dimension. Je n’ai pas eu le temps de voir les larmes silencieuses couler sur leurs joues mais je suis parti serein, nourri de souvenirs d’amour et de tendresses.

Janvier 2019 © Grisette, Catherine et Dinou (Des Garennes ! of course)